Sur fond de mosquées
anciennes, 2 400 personnes – en majorité des femmes venues pour la
plupart de l’Est et du Sud mondial – se sont rassemblées au Forum de l’Association
pour les droits de la femme et le développement (AWID) à Istanbul, en Turquie.
Nous étions rassemblées pendant quatre jours afin de discuter du thème « Transformer
le pouvoir économique pour avancer les droits des femmes et la justice ». Des
sessions plénières, qui réunissaient un éventail d’éminentes conférencières, et
des séances approfondies sur les rouages de l’économie mondiale s’est dégagé un
message clair : l’économie est un enjeu féminin. En effet, les modèles
actuels de croissance économique n’ont ni accru la liberté des femmes, ni renforcé
l’égalité des sexes, et leurs contrecoups ont heurté les femmes le plus
durement. Rebeca Grynspan, secrétaire générale adjointe des Nations unies, a
fait état des constatations du Rapport sur le développement dans le monde de
2012 qui porte sur l’égalité des genres et le développement. Elle a souligné
que la croissance économique n’avait pas mené à des progrès sur le plan de l’égalité
entre les hommes et les femmes et que les crises économiques actuelles
tendaient au contraire à exacerber les inégalités. Ces tendances menacent d’effacer
tous les progrès accomplis ces dix dernières années sur les plans de la
réduction de la pauvreté et de l’égalité.
Bien que personne
ne contredise le fait que le système économique actuel est défaillant, les modèles
économiques de rechange proposés sont aussi diversifiés que divergents :
de l’intégration d’indicateurs de pauvreté liés non seulement au revenu, mais
aussi au « temps disponible », à la nécessité d’intégrer à la fois le
travail rémunéré et non rémunéré au même indicateur. Beaucoup ont parlé d’« économie
solidaire » et de la nécessité de la mesurer. Marilyn Waring, icône du féminisme,
économiste politique et ex-directrice de la Reserve Bank of New Zealand, s’est vivement
opposée à la marchandisation de tous les aspects de nos vies ou au fait de compter
sur l’approche de la commission centrale (l’OCDE) pour définir un modèle
économique qui ne repose pas sur le PIB.
Au cours de la
première plénière, Gita Sen, professeure auxiliaire en santé publique à Harvard,
a fortement encouragé les féministes à prendre le temps de se familiariser avec
les rouages de l’économie pour en arriver à mieux comprendre la politique
économique et son incidence sur notre travail et nos vies. « L’économie,
ce n’est pas la chirurgie du cerveau – c’est un domaine que nous pouvons toutes
comprendre. Nous ne pouvons pas laisser la politique économique entre les mains
de ceux qui n’ont pas nos intérêts à cœur. Nous devons la comprendre et nous en
servir. » Et c’est ce que nous avons fait. Universitaires, organisatrices,
économistes, fonctionnaires, dirigeantes d’ONG et philanthropes d’horizons
divers, nous nous sommes toutes plongées pendant quatre jours dans des discussions
et des débats animés sur des sujets allant de la géopolitique aux solutions mises
de l’avant par les mouvements de femmes en passant par la conjoncture mondiale.
Nous avons examiné le rôle des banques multilatérales de développement et des
institutions financières internationales, et écouté les récits extraordinaires
d’activistes qui mènent avec succès des actions locales innovantes pour
renforcer l’autonomie des femmes et accroître leur accès aux ressources (de
cercles de prêts pour les veuves en Indonésie en guise de solution de rechange
au microcrédit à la lutte organisée des Autochtones contre la saisie de terres
au Guatemala).
Nous avons
également pris connaissance des incidences de la crise financière sur le
financement – les budgets de l’ODA, de l’Europe et des États-Unis sont tous
réduits. En outre, selon le plus récent rapport Finance-la de l’AWID, bien que
tout le monde, gouvernements et entreprises inclus, semble parler des femmes et
des filles, très peu de fonds leur sont bel et bien consacrés. Et le
financement de base se fait encore plus rare. La situation des organisations est
plus précaire que jamais. Le revenu annuel moyen des 740 organisations de
femmes qui ont répondu au sondage ne s’élevait étonnamment qu’à 20 000 $US,
tandis que le revenu combiné de 2010 de ces mêmes organisations atteignait 106 millions $US
– le tiers du budget annuel de Greenpeace. Musimbi Kanyoro, présidente-directrice
générale du Fonds mondial pour les femmes, a proposé que nous adhérions
collectivement au précepte : « Rien qui nous concerne sans
nous », et que nous nous mettions à exiger des comptes des entreprises et
des dirigeants. S’ils parlent des femmes et des filles, ils doivent y associer
un financement. À ce titre, quelques mesures positives ont été signalées :
le gouvernement hollandais continue de donner l’exemple en consacrant plus de
200 millions d’euros au financement direct d’organisations de femmes, et
les dons de la part d’individus augmentent. Dans le cadre de la campagne Women
Moving Millions – présidée par une Canadienne –, 150 femmes se sont
engagées à verser au moins 1 million $ aux organisations de femmes.
La conférence s’est
conclue par une spectaculaire marche le long de la principale artère
commerçante d’Istanbul – le lieu idéal pour souligner les nombreux défis et
contradictions auxquels les femmes sont confrontées. Dans un pays qui connaît
une forte croissance économique, et où seulement 25 % des femmes ont un
emploi rémunéré, des femmes et des hommes du monde entier se sont rassemblés
et, encadrés par les forces policières, ont ri, dansé, chanté et revendiqué la
justice économique et l’égalité pour les femmes.
J’ai eu la chance
de pouvoir participer à cette conférence avec une douzaine de partenaires de
Carrefour, un groupe de femmes inspirantes venues d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique
australe, qui s’impliquent dans des projets de développement économique au cœur
même des communautés. Au lendemain de la conférence, les partenaires ont exprimé
lors d’une réunion de débriefing à quel point elles se sentaient unies, renforcées
et inspirées tandis qu’il reste encore énormément de travail à accomplir. Elle
ne peuvent pas avoir plus raison!